En bonne intelligence

 "Il arrive que, par un jour calme où le soleil brille, deux combattants ennemis, au même endroit, au même instant, passent la tête au-dessus de la tranchée et s'aperçoivent, à trente mètres. Le soldat bleu et le soldat gris s'assurent prudemment de leur loyauté mutuelle, puis ils esquissent un sourire et se regardent avec étonnement, comme pour se demander : "Qu'est-ce qu'on f... là ?" C'est la question que se posent les deux armées.

Dans un coin de secteur des Vosges, une section vivait en bonne intelligence avec l'ennemi. Chaque clan vaquait à ses occupations sans se cacher et saluait cordialement le clan adverse. Tout le monde prenait l'air librement et les projectiles consistaient en boules de pain et en paquets de tabac. Une ou deux fois par jour, un Allemand annonçait : "Offizier !" pour signaler une ronde de ses chefs. Cela voulait dire : "Attention ! nous allons peut-être nous trouver dans l'obligation de vous envoyer quelques grenades." Ils prévinrent même d'un coup de main et l'information fut reconnue exacte. Puis la chose s'ébruita. L'arrière prescrivit une enquête. On parla de trahison, de conseil de guerre, et des sous-officiers furent cassés. On semblait craindre que les soldats se missent d'accord pour terminer la guerre, à la barbe des généraux. Il paraît que ce dénouement eût été monstrueux.

Il ne faut pas que la haine s'apaise. Tel est l'ordre. Malgré tout, la nôtre manque de flamme..."

Gabriel Chevallier (La Peur)

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